L’Etat Islamique: la chute de Palmyre

L’Etat islamique à Palmyre, c’est l’Etat islamique dans la cour du Louvre
Maurice Sartre, Le Monde
22 May 2015   

 

 

En 1691, un groupe de marchands anglais venu d’Alep parvenait à Palmyre et, malgré un séjour bref de quatre jours, en rapportait des images qui stupéfièrent l’Europe. Les fouilles, conduites un demi-siècle plus tard par Robert Wood et James Dawkins pendant une quinzaine de jours, aussitôt publiées en français et en anglais (1753), achevèrent de convaincre l’ensemble du monde savant ou cultivé que la ville de la reine Zénobie était bien l’un des sites majeurs du monde méditerranéen. Ce qui semblait, jusque-là, appartenir au monde de l’imaginaire prenait corps. Et de quelle manière !

La nouvelle de la prise quasi totale de la ville par l’Etat islamique, mercredi 20 mai, fait craindre que ce joyau inestimable de la culture, dont la Syrie a été la gardienne, ne disparaisse purement et simplement devant la furie destructrice de Daech. L’alerte du week-end des samedi 16 et dimanche 17 mai a mobilisé les opinions, mais une sorte de soulagement s’est exprimé lorsque l’armée de Bachar Al-Assad a annoncé les avoir repoussés.

Répit aussi factice que la volonté du tyran de Damas de lutter contre un groupe qu’il a largement contribué à mettre en place. Si personne n’a su, pu ou voulu arrêter l’Etat islamique dans les 250 kilomètres de désert qui séparent Deir ez-Zor de Palmyre – alors que rien n’empêchait d’observer leur progression –, quel obstacle leur opposera-t-on, demain, sur la route d’Homs (150 km) et sur celle de Damas (230 km) ? Bachar Al-Assad, qui a préféré utiliser ses forces à lancer des barils de TNT sur les villes et villages de Syrie du Nord révoltés contre lui plutôt que d’arrêter Daech, se décidera-t-il à leur barrer la route, ou continuera-t-il à faire semblant comme à Palmyre ? Les prochains jours le diront. Si Damas (et M. Al-Assad) tombe devant l’Etat islamique, il sera temps de se souvenir que, fin mai 2011, lorsque Bachar Al-Assad annonçait qu’il allait libérer des prisonniers politiques (il avait toujours nié qu’il y en eût), l’essentiel des « libérés » étaient des salafistes radicaux jetés dans les pattes des révoltés demandant la démocratie.

Mais l’enjeu n’est plus là, et si la défaite du tyran est inéluctable, le risque que Daech représente pour le patrimoine syrien dans son ensemble, et pour Palmyre en particulier, retient, aujourd’hui, seul notre attention. Car l’Etat islamique à Palmyre, c’est l’Etat islamique dans la cour du Louvre ; détruire Palmyre, c’est abattre Le Mont-Saint-Michel ou Notre-Dame de Paris. Palmyre, ce n’est pas seulement un site parmi d’autres dans le riche patrimoine syrien, c’est une ville exceptionnelle par ses ruines et son site – quiconque a eu la chance d’y aller en revient bouleversé –, c’est une histoire unique, dont il reste à découvrir beaucoup d’aspects essentiels. Car, à Palmyre, le visible, qu’il faut préserver à tout prix, ne doit pas faire oublier l’invisible, qui reste à découvrir, et qui n’est pas moins essentiel.

Ce qu’ont admiré des milliers de touristes depuis tant d’années, ce sont les ruines de la partie nord de la ville, la ville d’époque impériale romaine, prise dans un rempart tardif, édifiée vers la fin du IVe siècle et rénovée (son état actuel) par Justinien au VIe siècle. Ces vestiges appartiennent à l’apogée de la ville, mais ne représentent que trois ou quatre siècles d’une histoire trois fois millénaire.

Car Palmyre est attestée sous son nom sémitique de Tadmor depuis le début du IIe millénaire av J.-C., et son nom apparaît sporadiquement jusqu’en 41 av. J.-C. Cette année-là, le Romain Marc Antoine jeta ses troupes contre la ville pour y faire du butin, preuve qu’elle était déjà fort riche. Mais ce n’est qu’à partir du début du Ier siècle que la documentation s’étoffe et nous permet de connaître en continu l’histoire de la ville.

Cosmopolitisme religieux

Vers 17-19 au plus tard, Palmyre est annexée à l’Empire romain dont elle devient, donc, une ville frontière face au royaume parthe installé en Mésopotamie et en Iran. Très vite, la ville se dote des institutions habituelles des cités grecques de Syrie, avec des magistrats, un conseil municipal, une assemblée populaire. Rien d’original, sauf deux faits. D’une part, Rome, bien qu’elle ait installé une garnison à Palmyre en même temps qu’un poste de douane, a autorisé les Palmyréniens à conserver une milice municipale occupée à patrouiller dans le désert, jusque très loin sur les bords de l’Euphrate dans la région d’Hit et d’Anat (en Irak, aujourd’hui) ; c’est que Rome a compris que jamais ses légionnaires ne pourraient remplacer cette troupe expérimentée, et bien adaptée au milieu difficile du désert.

D’autre part, à Palmyre comme partout en Méditerranée orientale, la langue officielle de la cité est le grec, et les textes officiels sont rédigés en cette langue. Sauf qu’à Palmyre l’affichage public en grec est presque toujours accompagné d’une traduction en araméen, la langue vernaculaire de tout le Proche-Orient, qui est, de loin, à Palmyre, la langue la plus employée dans les inscriptions privées (dédicaces aux dieux, épitaphes). C’est le signe que Palmyre occupe, dans l’ensemble des cités de Syrie, une place à part, celle d’une cité métisse, où la culture gréco-romaine, dominante chez les élites, doit composer avec des traditions locales vigoureuses.

L’examen du panthéon de Palmyre, des réalisations architecturales ou de la statuaire, confirme, à chaque instant, cette analyse. Comme chaque cité dans l’Empire, Palmyre possède son propre panthéon, où cohabitent des dieux venus d’horizons très divers. La plupart sont sans doute honorés dans la ville depuis fort longtemps : le dieu de l’oasis, Bôl (nommé Bel par contamination avec le dieu mésopotamien), et ses acolytes (Aglibôl, Iarhibôl et Malakbel) dominent le panthéon et siègent dans le plus grand sanctuaire à l’est de la ville.

Achevé en 34, son nouveau sanctuaire s’enrichit, au fil du temps, d’une immense cour à portiques parfaitement conservée, tout en conservant une structure étrangère au monde gréco-romain. Mais on trouve aussi à Palmyre des dieux venus de Mésopotamie (Nabû), de la Syrie des sédentaires (Baalshamin, Atargatis), de Phénicie (Astarté, Shadrapha), des tribus arabes du désert (la guerrière Allat). Même la Grèce et Rome ne sont pas absentes : Héraclès figure sur des reliefs, nu, avec peau de lion sur l’épaule et massue à la main, Athéna est identifiée à Allat. Et le culte impérial romain s’y célèbre comme ailleurs.

Ce cosmopolitisme religieux traduit la diversité des apports de population, mais aussi l’ouverture de la ville sur le monde, sans exclusive. Palmyre accueille aussi une petite communauté juive, des chrétiens (il y a un évêque au plus tard au début du IVe siècle), des manichéens au milieu du IIIe siècle. Une ville ouverte sur le monde, dont les élites au moins pratiquent un multiculturalisme que l’on a longtemps eu du mal à comprendre.

Car les séductions de la culture dominante, la culture gréco-romaine, exercent une forte attraction sur les notables, qui font construire des maisons dans le style de celles d’Antioche, de l’Asie mineure ou de la Grèce propre, les font décorer de mosaïques illustrant des mythes grecs classiques, sans aucun rapport avec les traditions indigènes, comme l’histoire d’Achille ou celle de Cassiopée, ou y placent des copies de statues grecques classiques.

D’ailleurs, ces notables se font volontiers représenter en toge, comme tout notable civique. Mais les mêmes hommes se retrouvent aux célébrations religieuses, aux banquets sacrés, ou dans leur tombeau, somptueusement vêtus d’une tunique et d’un pantalon brodés, selon un modèle de costume « à la parthe » qui n’est en fait que le costume habituel des gens du désert syro-mésopotamien. Et les femmes, dont les portraits funéraires abondent, sont toujours représentées un voile sur la tête, couvertes de bijoux étrangement semblables à ceux que les bédouines achetaient au souk de Deir ez-Zor jusqu’à ces dernières années.

Folie barbare

  

Bien sûr, il faudrait parler longuement du rôle de Palmyre comme organisatrice du commerce à longue distance entre le monde méditerranéen et les régions situées entre la Mésopotamie et la Chine. On devrait aussi consacrer du temps à évoquer la figure de Zénobie, non pas reine de Palmyre, mais impératrice de Rome, dont les légendes, les romans et l’ultranationalisme du parti Baas ont défiguré l’exceptionnel destin.

Mais il faut plutôt insister sur les richesses encore cachées de Palmyre que l’on a commencé à mettre au jour ces dernières années. Rien encore n’apparaît des périodes les plus anciennes, mais, depuis une quinzaine d’années, les archéologues allemands ont mis en évidence la ville des IIIe-Ier siècle av J.-C., qui double la ville « romaine » au sud du wadi qui traverse la ville.

Les fouilles avaient commencé, de façon prometteuse, et il y a beaucoup à espérer d’une exploration systématique. Dans la ville romaine elle-même, il reste des dizaines d’hectares à fouiller, et les travaux des archéologues polonais ont montré tout ce que l’on pouvait attendre des secteurs situés au nord de la grande colonnade. C’est là qu’ils ont trouvé les extraordinaires mosaïques de Bellérophon et la chimère d’une part, de la chasse au tigre d’autre part, dont ils ont montré la signification politique au temps d’Odainath et de Zénobie.

Pour les époques plus tardives, on a à peine commencé à mettre au jour les vestiges de la Palmyre chrétienne (trois églises au moins). Car, contrairement aux idées reçues, l’échec de l’aventure de Zénobie ne marque aucunement la ruine définitive de Palmyre. Son déclin est certain, mais la défaite de Zénobie n’en est que l’une des causes. La ville conserve une activité pendant des siècles encore, et une certaine importance stratégique. Il reste à étudier largement la Palmyre islamique, poste militaire d’une certaine importance jusqu’au XIIIe siècle, sans parler de la construction du château de Fakhr-ed-Din au début du XVIIe siècle. Un important souk d’époque omeyyade avait été fouillé naguère, au milieu de la grande colonnade, et l’on sait aussi que l’habitat d’époque romaine reste utilisé jusqu’aux IXet Xe siècles.

Tout cela est désormais sous la menace de la folie barbare de l’Etat islamique. D’abord, parce que sa rage à détruire ce qui est préislamique ne connaît aucune limite, au nom de la lutte contre l’idolâtrie. Ensuite parce que Daech a parfaitement su tirer parti des fouilles clandestines en délivrant des permis de « fouilles » contre de fortes sommes qui viennent alimenter son trésor de guerre. C’est, en partie, ainsi que Doura-Europos, Mari et sans doute d’autres sites sont, aujourd’hui, à peu près perdus pour la science : car la recherche désordonnée de « trésors » détruit irrémédiablement les couches archéologiques. Or, c’est là que repose le vrai trésor de Palmyre, c’est là que dort une partie de notre mémoire, de notre histoire, qui est aussi celle du peuple syrien tout entier.

 

© Le Monde.fr 2015

 


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